Frantz Fanon

« Les concepts fanoniens sont des “concepts sales”, ils ne sont pas nés d’un paisible travail dans le calme d’une bibliothèque, mais ont été formés dans l’urgence du conflit et, pour une large part, en situation de guerre. »

Frantz Fanon n’en finit pas de hanter les espaces militants et universitaires. Mais quel Fanon ? Dans les premiers, c’est souvent le révolutionnaire que l’on célèbre, au détriment de l’homme de pensée et de sa riche production. On tend à le renvoyer à un passé révolu et à négliger ses apports théoriques. À l’inverse, si les interprétations postcoloniales anglophones ont mis l’accent sur les apports intellectuels du psychiatre martiniquais, elles ont aussi gommé sa singularité théorique et politique, en éludant les contextes de production matériels de son œuvre.
Dans cette « non-biographie », Matthieu Renault s’applique à dépasser l’opposition entre le militant et le théoricien : il trace une voie nouvelle, qui permet de conjuguer l’anticolonialisme et le postcolonialisme, la guerre et la décolonisation des savoirs. Grâce à cette opération, Fanon cesse d’être un personnage historique, passé ou dépassé, pour devenir notre contemporain.

Un taylorisme augmenté

« Si une technologie est pensée dès le départ comme un instrument de domination, il ne suffit pas qu’elle change de propriétaire pour être mise au service de la majorité. »

Depuis une décennie, entreprises, gouvernements et médias ne ménagent pas leurs efforts pour vendre le rêve d’une révolution numérique. La refuser serait passer à côté de la marche inéluctable de l’histoire. D’autres, à l’inverse, s’inquiètent d’une prise de pouvoir par les machines qui aura raison de nos emplois et de nos libertés. De discours apologétiques en prophéties apocalyptiques, on en oublierait que le changement technologique ne s’impose pas à la manière d’une fatalité naturelle. Voulu, encadré et construit, il est par essence politique.
Au lieu de se laisser aveugler par l’apparente nouveauté de l’intelligence artificielle, il faut la replacer dans l’histoire longue de l’organisation du travail. Elle prolonge et intensifie la logique tayloriste née dans les usines Ford : le travail est décomposé en une série de tâches, la conception séparée de l’exécution. Le déploiement du management algorithmique a pour principal but d’accentuer le contrôle de la main-d’œuvre, et sa déqualification. Résister à l’emprise des machines, comme l’ont fait les luddites il y a deux siècles, ce n’est donc pas rejeter le progrès mais s’attaquer aux intérêts du patronat.

Nouveau peuple, nouvelle gauche

Gauche et classes populaires : au-delà du divorce.

Il ne se passe pas un jour sans que l’on entende que « les classes populaires ont rompu avec la gauche ». Cet ouvrage entend mettre ce cliché à l’épreuve. Les quinze contributions qui le composent livrent une analyse fine des classes populaires, des décalages qui peuvent exister entre ces dernières et la gauche partisane, syndicale, associative, mais aussi des liens nouveaux ou anciens qui les unissent. Ainsi s’agit-il de contribuer à la réflexion politique et stratégique : quels sont les défis réels auxquels la gauche est confrontée ? Comment peut-elle emporter l’adhésion de la majorité des classes populaires ?
La première partie s’emploie à définir ces classes aujourd’hui, en mettant l’accent sur les processus de fragmentation qui les ont bouleversées depuis le siècle dernier : la précarisation, la tertiarisation, la féminisation de la population active et la racisation d’une partie des classes populaires. La deuxième partie interroge le rapport des classes populaires à la gauche : leurs valeurs, leur comportement électoral, leurs aspirations, leurs subjectivités politiques et leurs nouvelles formes de mobilisation. Enfin, la troisième partie examine les grands défis auxquels la gauche doit se confronter pour se renforcer en tant que camp des classes populaires. Elle aborde la question de la stratégie électorale, mais aussi les liens entre la gauche politique et le syndicalisme, l’écologie ou la construction de processus de politisation de masse.

Dead Cities

« Nous en savons plus sur l’écologie tropicale que sur l’écologie urbaine. »

« Les “villes mortes” pourraient nous en apprendre beaucoup sur les dynamiques de la nature urbaine. Mais quel expert médico-légal s’est ainsi penché sur le corps d’une grande ville ? Qui a déjà placé un microscope sur les ruines de la Métropole ? »

La grande ville capitaliste, depuis son émergence, n’a cessé d’être associée au spectre de sa destruction. S’inscrivant dans la tradition marxiste d’Ernst Bloch, Mike Davis affirme que l’aliénation cognitive produite par la mise au ban de la nature a suscité une angoisse constante tout au long du XXe siècle. Dans une veine à la fois mélancolique et optimiste, l’auteur invite à une nouvelle science urbaine qui s’appuierait sur la « dialectique ville-nature ». Celle-ci permettrait d’envisager la ville dans la totalité des interactions qu’elle entretient avec son « dehors naturel », et de déjouer les limites actuelles des études urbaines. Cela passe ici par un travail spéculatif s’appuyant sur une hypothèse – la disparition de l’homme – et sur un extraordinaire corpus littéraire et scientifique, où les espèces végétales dansent sur les cendres de nos villes mortes.

Épistémologie du placard

« Sedgwick attaque ce trompe-l’œil qu’est le régime moderne de la sexualité par lequel, à partir du XIXe siècle, chacun est nécessairement assigné à une identité sexuelle. »

L’homosexualité et l’hétérosexualité sont historiquement et socialement co-construites. À partir de ce constat foucaldien, Eve Kosofsky Sedgwick analyse les rapports de domination à l’œuvre entre ces catégories, qui engendrent une série de binarismes (secret/révélation, privé/public, masculin/féminin, épanoui/décadent, art/kitsch) qui structurent toute la pensée occidentale.
L’autrice met au jour l’existence d’un trope du « placard », qu’elle décèle en filigrane des textes canoniques de la littérature française et anglosaxonne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Plus largement, la prévalence de ce schéma narratif révèlerait l’assignation quasi automatique des personnages de fiction à une identité gaie, plus ou moins fantasmée et cryptique, à chaque entorse à la norme hétérosexiste. Les opérations, d’une part, de mise en doute de l’hétérosexualité des protagonistes, et d’autre part, de placardisation, révèlent les discours et les représentations qui imprègnent, au-delà des écrivains et des lecteur·ices, l’ensemble des sociétés occidentales depuis deux siècles.

Techno & co

Largement plébiscitée par le public, la scène dance électronique demeure peu investie par la critique. D’une ampleur inédite, cette enquête collective se propose d’y remédier.

Techno, house, rave, jungle… En l’espace d’un demi-siècle, les musiques électroniques de danse se sont imposées comme une forme artistique de premier plan. Plébiscitées par le public de Berlin à New York et de Kampala à Shangaï, elles constituent désormais l’une des grammaires pop incontournables de l’époque contemporaine. Pour autant, le travail de cartographie de la culture dance demeure en chantier: il reste à prendre la mesure de la rupture esthétique et sociale qu’elle représente. Voilà à quoi s’emploient les contributeur·rices de cet ouvrage.
Afin de rendre compte de l’imaginaire de la scène dance électronique, iels l’envisagent au prisme de la critique des industries culturelles comme de la politique des identités queer. Il en résulte un tour d’horizon inédit, allant de la genèse des innombrables sous-genres qui la constituent à sa participation à des phénomènes tels que la gentrification, en passant par ses dimensions esthétiques et idéologiques. Une démarche qui met en évidence l’indéniable puissance d’évocation sociale et politique du dancefloor.

Race, ethnicité, nation

« Quand les Européens du Vieux Monde rencontrèrent pour la première fois les peuples et les cultures du Nouveau Monde, dans les années 1400, ils se posèrent une grande question : non pas “Es-tu un fils et un frère, es-tu une fille et une sœur ?”, mais bien plutôt “S’agit-il vraiment d’hommes ? Appartiennent-ils à la même espèce que nous ?” ».

L’identité s’est imposée comme une question politique centrale de notre époque, mais les débats qui s’y rapportent demeurent le plus souvent posés dans des termes caricaturaux. Pour les clarifier, Stuart Hall étudie ici la construction discursive de trois de ses formes principales : la race, l’ethnicité et la nation. Car si chacune de ces formes est le produit de longs processus de sédimentation historique, leur caractère construit ne doit pas nous conduire à croire qu’il serait possible de se débarrasser de ces catégories comme on dissipe une illusion. Au contraire, il est impératif d’appréhender les ressorts de leur persistance, et notamment leur inscription dans le fonctionnement du langage, afin de comprendre comment elles configurent notre quotidien et le cours de l’histoire, ainsi que d’envisager les modalités de leurs usages susceptibles de nourrir une pratique émancipatrice.
Dans un contexte où la mondialisation et les migrations tendent à scinder l’identité de son lieu concret d’origine, et alors que le racisme prolifère sur fond de déni de sa genèse coloniale, Stuart Hall expose de manière vive et concise les enjeux contemporains d’une approche politique de la différence, tout en proposant une introduction éclairante au champ des cultural studies.

La Cité des musulmans

« La question musulmane doit être abordée avec toute la gravité d’une épreuve de modernité. »

Catalyseur des pires maux de l’époque, la construction du « problème musulman » affecte l’ensemble de la société française. Fruit d’un intense travail de production idéologique, cette construction alimente la stigmatisation des populations issues de l’immigration postcoloniale : l’épais brouillard intellectuel qu’elle représente fait en effet obstacle aux tentatives d’appréhender de manière rigoureuse et dépassionnée le fait musulman dans les quartiers populaires.
Afin de remédier à cette situation, Hamza Esmili retrace dans cet ouvrage la généalogie de ce « problème », des discours dénonçant les « banlieues de l’islam » au paradigme du « séparatisme islamique », en passant par la mise en place des dispositifs de lutte contre la radicalisation. S’appuyant à la fois sur la sociologie de l’immigration et l’anthropologie de l’islam, il souligne l’écart qui sépare ces représentations de la réalité de la piété redécouverte en cité. Et montre que cette réaffiliation religieuse n’est ni un résidu éphémère du procès d’intégration, ni un persistant atavisme civilisationnel, mais un phénomène inscrit dans la matérialité d’une expérience ouvrière et postcoloniale collective.

Psychologies

L’agacement suscité par des enfants bruyants ; la jalousie envers un écrivain plus célèbre que soi ; la joie de se dire « pas sur les réseaux » ; la fierté à aider une femme à monter sa poussette dans les escaliers ; la haine à l’égard d’un caissier de supermarché ; mais aussi la trajectoire d’une essayiste médiatique, la mauvaise conscience des bourgeois de gauche, la question de savoir ce qui fait tenir les exploités au travail, ou pourquoi il arrive que l’on pense, que l’on agisse, que l’on vote contre ses intérêts…
À partir de situations vécues, observées ou fictives, François Bégaudeau dissèque avec humour les affects de la société bourgeoise. Non dans le but de salir ou de ridiculiser, ni pour en tirer de grandes leçons sur l’humanité, mais pour tenter de saisir les idées obscures qui nous traversent, les ressorts parfois inavouables de nos actions, tout ce qui, échappant à notre contrôle, constitue notre part collective. L’écrivain se soumet au même examen féroce que ceux qu’il observe. Ni meilleur ni pire, il est lui aussi un matériau social.

Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?

Dans les années 1970, une poignée d’illuminés de la Silicon Valley caressaient le rêve d’en finir avec le socialisme, la régulation étatique, et d’installer, au moyen de la technologie, le règne sans partage de l’entreprise privée. Ce rêve, les seigneurs du numérique sont aujourd’hui en passe de le réaliser. Les « Big Tech » contrôlent en effet une marchandise devenue au cours de la dernière décennie la plus précieuse de toutes : les données des milliards d’utilisateurs de leurs services. Par le monopole qu’elles exercent sur la connaissance, elles nous ont propulsé dans l’âge « techno-féodal » du capitalisme.
Le pouvoir qu’elles détiennent n’est donc plus seulement économique, il est aussi politique. Que faire face à ces mastodontes soutenus par de puissants États ? Dans ce livre, Cédric Durand nous invite à dépasser l’anxiété provoquée par ces nouveaux maîtres du numérique pour leur opposer une alternative. C’est une lutte rude mais nécessaire, car il est possible de mobiliser ces technologies pour construire une société émancipée et résoudre la crise écologique.

Provincialiser l’Europe

“Provincialiser l’Europe, c’est chercher à déterminer comment la pensée universaliste est toujours déjà modifiée par des histoires particulières.”

L’Europe n’est plus le centre du monde. Pourtant, les catégories de pensée et les concepts politiques occidentaux continuent de régir les discours produits sur les mondes non occidentaux, perpétuant l’idée selon laquelle l’histoire de l’ensemble des sociétés humaines devrait être lue au prisme de l’évolution de ce continent. Or le capitalisme n’a pas réussi à unifier l’humanité. S’il s’est mondialisé, il ne s’est pas universalisé. D’où la nécessité de provincialiser l’Europe, autrement dit de reconnaître que l’appareil scientifique occidental ne suffit pas à comprendre nombre d’éléments des sociétés et des cultures des pays du Sud.
Dipesh Chakrabarty montre dans ce classique de la pensée postcoloniale que le temps historique est pluriel, que les sociétés participent de temporalités hétérogènes constitutives d’une multiplicité irréductible de manières d’être au monde. Ce faisant, il invite à penser la diversité des formes que peut prendre la modernité politique ainsi que des futurs qui se construisent aujourd’hui.

L’Héritage politique de la psychanalyse

« Il faut admettre que les formations libidinales réactionnaires peuvent parfaitement coexister avec les formations libidinales révolutionnaires, et réciproquement. »

La psychanalyse n’a pas toujours été l’école de la résignation qu’elle est devenue. Sa mue conservatrice, qui conduit soignants et patients à se focaliser sur les maux privés des individus, n’avait rien d’inéluctable. Elle résulte en effet d’une double limitation : de l’inconscient au refoulé, et du refoulé à l’Œdipe. Pour que la psychanalyse cesse d’être un outil de reproduction de l’ordre social et redevienne une école d’espoir, il faut donc la désœdipianiser, la recentrer sur le réel – c’est-à-dire, bien souvent, sur le politique.
Restituant les débats passionnants qui ont contribué à cette opération de recentrage, Florent Gabarron-Garcia propose dans cet ouvrage une critique en règle du psychanalysme, cette orthodoxie qui, assimilant toute forme de pensée critique à un discours « hystérique », aboutit inéluctablement à sa pathologisation. Il montre au contraire comment une attention soutenue au lien inextricable qui unit les histoires des personnes et la grande Histoire peut rendre à la clinique sa portée subversive, et transformer le sentiment de fatalité en désir de révolution.

La Combinatoire straight

« Je n’aborderai pas le cas de tous·tes les enfants. Je veux me concentrer sur des enfants au sort beaucoup plus incertain, des enfants « flottant·es », qu’on dit souvent être des « accidents ». Leur sort souvent cruel contredit frontalement les discours enchantés sur l’enfance et l’affirmation selon laquelle toute naissance serait une bénédiction. »

La combinatoire straight est un outil original pour repenser les liens entre le développement du capitalisme et la colonisation européenne du continent « américain », marquée par le génocide des populations autochtones et la traite esclavagiste. Concrètement, la combinatoire straight régit « qui se marie avec qui, et à qui appartiennent les enfants ». Mais, dans ce processus colonial, l’imposition de nouvelles logiques de race et de genre vient compliquer l’équation classique. Car tout le monde n’a pas le droit à l’union matrimoniale légitime ni à la filiation. De multiples stratégies sont à l’œuvre pour (faire) produire la nouvelle population qui occupera le continent et travaillera dans les mines, dans les champs, dans les armées ou dans les bordels. Le viol colonial et esclavagiste, mais aussi le viol incestueux ou dans les pensionnats tenus par l’Église, jouent là un grand rôle.
En analysant en profondeur les liens entre colonialisme, violences sexuelles, métissages forcés et bâtardise, Jules Falquet nous montre comment la combinatoire straight moderne-coloniale a produit le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

La constitution au XXIe siècle

Les constitutions ont bonne presse. Associées à des marques de progrès, elles nourrissent depuis leur apparition les imaginaires politiques des peuples aspirant à l’émancipation. L’histoire du constitutionnalisme est pourtant bien loin du récit que l’on en fait communément. Les textes constitutionnels n’ont en effet jamais eu les vertus qu’on leur prête : plutôt que de favoriser le progrès social et l’égalité, ils ont le plus souvent été des outils de domination. Malgré leur rhétorique séductrice, ces écritures sont en effet impuissantes à faire advenir les idéaux qu’elles proclament. Incapables de limiter le pouvoir des intérêts constitués, elles ont avant tout servi l’affirmation d’une rationalité économique indifférente au sort des populations, sous couvert de défense de l’État de droit et des libertés.
Retraçant l’histoire de l’écriture des constitutions et de leurs effets, Lauréline Fontaine propose dans cet ouvrage une critique novatrice de ce fondement des sociétés libérales. Elle montre que l’ère de l’homo constitutionalis, entamée au XVIIIe siècle, est celle de la foi dans une religion qui dessert le plus grand nombre, en maintenant les peuples à distance de l’exercice du pouvoir.