Marc Bloch (1886-1944), historien, fut professeur d’histoire médiévale à l’Université de Strasbourg puis d’histoire économique à la Sorbonne. À partir de 1929, il dirigea, avec Lucien Febvre, les Annales d’histoire économique et sociale. Résistant, il fut fusillé en juin 1944. Il est l’auteur d’ouvrages historiques fondateurs, parmi lesquels Les Rois thaumaturges (1924) et La Société féodale (1939-1940).
Auteur : Editions Amsterdam
Carnets inédits
Le « laboratoire » de Marc Bloch enfin accessible au grand public.
La publication de deux carnets inédits de Marc Bloch, son « anthologie personnelle » de notes et de citations, représente en soi un événement qui ne pourra manquer de susciter l’attention du public. Ce serait une erreur, cependant, de la considérer comme un simple document historique. Ces carnets nous donnent accès au laboratoire de son expérience morale, politique et civique, jusqu’à présent inaccessible aux regards indiscrets – la prose scientifique du grand historien ne concédant rien, ou presque, à la confession, à l’autobiographie, au détail intime.
En marge de la publication des carnets – « Quelques notes de lecture », 1917, et « Mea », 1940 –, Massimo Mastrogregori, spécialiste mondialement reconnu de cette œuvre, analyse dans une longue postface les écrits politiques de Bloch, replace les notes de l’anthologie personnelle dans leur contexte, discute les enjeux, toujours actuels, de l’expérience politique de l’historien et des usages publics de l’histoire.
Frantz Fanon
« Les concepts fanoniens sont des “concepts sales”, ils ne sont pas nés d’un paisible travail dans le calme d’une bibliothèque, mais ont été formés dans l’urgence du conflit et, pour une large part, en situation de guerre. »
Frantz Fanon n’en finit pas de hanter les espaces militants et universitaires. Mais quel Fanon ? Dans les premiers, c’est souvent le révolutionnaire que l’on célèbre, au détriment de l’homme de pensée et de sa riche production. On tend à le renvoyer à un passé révolu et à négliger ses apports théoriques. À l’inverse, si les interprétations postcoloniales anglophones ont mis l’accent sur les apports intellectuels du psychiatre martiniquais, elles ont aussi gommé sa singularité théorique et politique, en éludant les contextes de production matériels de son œuvre.
Dans cette « non-biographie », Matthieu Renault s’applique à dépasser l’opposition entre le militant et le théoricien : il trace une voie nouvelle, qui permet de conjuguer l’anticolonialisme et le postcolonialisme, la guerre et la décolonisation des savoirs. Grâce à cette opération, Fanon cesse d’être un personnage historique, passé ou dépassé, pour devenir notre contemporain.
Un taylorisme augmenté
« Si une technologie est pensée dès le départ comme un instrument de domination, il ne suffit pas qu’elle change de propriétaire pour être mise au service de la majorité. »
Depuis une décennie, entreprises, gouvernements et médias ne ménagent pas leurs efforts pour vendre le rêve d’une révolution numérique. La refuser serait passer à côté de la marche inéluctable de l’histoire. D’autres, à l’inverse, s’inquiètent d’une prise de pouvoir par les machines qui aura raison de nos emplois et de nos libertés. De discours apologétiques en prophéties apocalyptiques, on en oublierait que le changement technologique ne s’impose pas à la manière d’une fatalité naturelle. Voulu, encadré et construit, il est par essence politique.
Au lieu de se laisser aveugler par l’apparente nouveauté de l’intelligence artificielle, il faut la replacer dans l’histoire longue de l’organisation du travail. Elle prolonge et intensifie la logique tayloriste née dans les usines Ford : le travail est décomposé en une série de tâches, la conception séparée de l’exécution. Le déploiement du management algorithmique a pour principal but d’accentuer le contrôle de la main-d’œuvre, et sa déqualification. Résister à l’emprise des machines, comme l’ont fait les luddites il y a deux siècles, ce n’est donc pas rejeter le progrès mais s’attaquer aux intérêts du patronat.
Julien Talpin
Julien Talpin est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Il a récemment publié La Colère des quartiers populaires (Puf, 2024).
Nouveau peuple, nouvelle gauche
Gauche et classes populaires : au-delà du divorce.
Éditorialistes et experts de plateaux TV le clament à tue-tête : la gauche et le peuple, c’est fini. En martelant cette idée comme une évidence, ils alimentent la prophétie autoréalisatrice du « divorce », fondée sur une vision fantasmée et dépassée de la classe ouvrière.
Cet ouvrage coordonné par le sociologue Julien Talpin oppose à cette assertion simpliste un tableau actualisé des mondes populaires contemporains, de leurs aspirations et mobilisations, de ce qui les unit à la gauche et de ce qui les en éloigne. Qui sont ces classes populaires du XXIe siècle et quelle condition commune partagent-elles ? Leur fragmentation est-elle irrémédiable ? Trahies par la social-démocratie, sont-elles vraiment passées à droite ? Leurs mobilisations récentes dessinent-elles les contours d’une nouvelle relation entre la gauche et le peuple ?
De l’entretien croisé avec Nancy Fraser et Jean-Luc Mélenchon à la postface de Clémence Guetté, il s’agit ici d’analyser en profondeur ce que porte en germe cette nouvelle réalité populaire. Un nouveau peuple s’est formé : une nouvelle gauche doit émerger à ses côtés.
Dead Cities
« Nous en savons plus sur l’écologie tropicale que sur l’écologie urbaine. »
« Les “villes mortes” pourraient nous en apprendre beaucoup sur les dynamiques de la nature urbaine. Mais quel expert médico-légal s’est ainsi penché sur le corps d’une grande ville ? Qui a déjà placé un microscope sur les ruines de la Métropole ? »
Le monde occidental est à la fois habité par un sentiment de toute-puissance et hanté par sa disparition. Étrangement, les apocalypses que met en scène la culture populaire, par exemple sous la forme de l’invasion étrangère ou extraterrestre, occultent le fait qu’il est d’abord menacé de l’intérieur, par son propre mode de fonctionnement : étalement urbain, surexploitation des ressources naturelles, utilisation massive de combustibles fossiles et de substances polluantes dont on entrevoit tout juste l’étendue des conséquences, déploiement d’une puissance de feu inouïe, soi-disant au service du bien et de la démocratie… Les récits contenus dans cet ouvrage révèlent qu’il faut cesser d’envisager la catastrophe comme un accident ou une exception. La multiplication des événements climatiques extrêmes, entre autres choses, nous le rappelle, il s’agit d’un état normal et permanent. Mike Davis a parfaitement vu que l’histoire humaine était encastrée dans l’histoire de la nature. Ici au sommet de son art prophétique, il nous raconte une humanité vouée à sa perte mais qui possède aussi les moyens de changer son destin.
Épistémologie du placard
« Sedgwick attaque ce trompe-l’œil qu’est le régime moderne de la sexualité par lequel, à partir du XIXe siècle, chacun est nécessairement assigné à une identité sexuelle. »
Épistémologie du placard compte parmi les textes fondateurs de la théorie queer. S’inscrivant dans les pas de Michel Foucault, Eve Kosofsky Sedgwick part de l’idée que l’homosexualité et l’hétérosexualité sont historiquement (co-)construites. Non seulement ces deux catégories occupent une place centrale dans les sociétés occidentales, mais elles structurent l’ensemble des productions artistiques et savantes modernes.
Forte de ce postulat, Sedgwick livre une relecture renversante de classiques de Nietzsche, Wilde et Proust pour mettre en évidence ce que la critique traditionnelle a ignoré : le poids des structures de pouvoir liées à la sexualité. Le concept emblématique de « placard » lui sert de fil rouge dans sa réflexion sur les tensions entre homosexualité, normes hétérosexistes et visibilité. Elle signe ainsi un essai devenu culte, qui n’a pas fini de bouleverser notre compréhension de la sexualité et du genre.
Techno & co
Largement plébiscitée par le public, la scène dance électronique demeure peu investie par la critique. D’une ampleur inédite, cette enquête collective se propose d’y remédier.
Techno, house, rave, jungle… En l’espace d’un demi-siècle, les musiques électroniques de danse se sont imposées comme une forme artistique de premier plan. Plébiscitées par le public de Berlin à New York et de Kampala à Shangaï, elles constituent désormais l’une des grammaires pop incontournables de l’époque contemporaine. Pour autant, le travail de cartographie de la culture dance demeure en chantier: il reste à prendre la mesure de la rupture esthétique et sociale qu’elle représente. Voilà à quoi s’emploient les contributeur·rices de cet ouvrage.
Afin de rendre compte de l’imaginaire de la scène dance électronique, iels l’envisagent au prisme de la critique des industries culturelles comme de la politique des identités queer. Il en résulte un tour d’horizon inédit, allant de la genèse des innombrables sous-genres qui la constituent à sa participation à des phénomènes tels que la gentrification, en passant par ses dimensions esthétiques et idéologiques. Une démarche qui met en évidence l’indéniable puissance d’évocation sociale et politique du dancefloor.
Race, ethnicité, nation
« Quand les Européens du Vieux Monde rencontrèrent pour la première fois les peuples et les cultures du Nouveau Monde, dans les années 1400, ils se posèrent une grande question : non pas “Es-tu un fils et un frère, es-tu une fille et une sœur ?”, mais bien plutôt “S’agit-il vraiment d’hommes ? Appartiennent-ils à la même espèce que nous ?” ».
L’identité s’est imposée comme une question politique centrale de notre époque, mais les débats qui s’y rapportent demeurent le plus souvent posés dans des termes caricaturaux. Pour les clarifier, Stuart Hall étudie ici la construction discursive de trois de ses formes principales : la race, l’ethnicité et la nation. Car si chacune de ces formes est le produit de longs processus de sédimentation historique, leur caractère construit ne doit pas nous conduire à croire qu’il serait possible de se débarrasser de ces catégories comme on dissipe une illusion. Au contraire, il est impératif d’appréhender les ressorts de leur persistance, et notamment leur inscription dans le fonctionnement du langage, afin de comprendre comment elles configurent notre quotidien et le cours de l’histoire, ainsi que d’envisager les modalités de leurs usages susceptibles de nourrir une pratique émancipatrice.
Dans un contexte où la mondialisation et les migrations tendent à scinder l’identité de son lieu concret d’origine, et alors que le racisme prolifère sur fond de déni de sa genèse coloniale, Stuart Hall expose de manière vive et concise les enjeux contemporains d’une approche politique de la différence, tout en proposant une introduction éclairante au champ des cultural studies.
Hamza Esmili
Socio-anthropologue du religieux, Hamza Esmili est chargé de recherches à l’Université libre de Bruxelles.
La Cité des musulmans
« La question musulmane doit être abordée avec toute la gravité d’une épreuve de modernité. »
Catalyseur des pires maux de l’époque, la construction du « problème musulman » affecte l’ensemble de la société française. Fruit d’un intense travail de production idéologique, cette construction alimente la stigmatisation des populations issues de l’immigration postcoloniale : l’épais brouillard intellectuel qu’elle représente fait en effet obstacle aux tentatives d’appréhender de manière rigoureuse et dépassionnée le fait musulman dans les quartiers populaires.
Afin de remédier à cette situation, Hamza Esmili retrace dans cet ouvrage la généalogie de ce « problème », des discours dénonçant les « banlieues de l’islam » au paradigme du « séparatisme islamique », en passant par la mise en place des dispositifs de lutte contre la radicalisation. S’appuyant à la fois sur la sociologie de l’immigration et l’anthropologie de l’islam, il souligne l’écart qui sépare ces représentations de la réalité de la piété redécouverte en cité. Et montre que cette réaffiliation religieuse n’est ni un résidu éphémère du procès d’intégration, ni un persistant atavisme civilisationnel, mais un phénomène inscrit dans la matérialité d’une expérience ouvrière et postcoloniale collective.
Psychologies
L’agacement suscité par des enfants bruyants ; la jalousie envers un écrivain plus célèbre que soi ; la joie de se dire « pas sur les réseaux » ; la fierté à aider une femme à monter sa poussette dans les escaliers ; la haine à l’égard d’un caissier de supermarché ; mais aussi la trajectoire d’une essayiste médiatique, la mauvaise conscience des bourgeois de gauche, la question de savoir ce qui fait tenir les exploités au travail, ou pourquoi il arrive que l’on pense, que l’on agisse, que l’on vote contre ses intérêts…
À partir de situations vécues, observées ou fictives, François Bégaudeau dissèque avec humour les affects de la société bourgeoise. Non dans le but de salir ou de ridiculiser, ni pour en tirer de grandes leçons sur l’humanité, mais pour tenter de saisir les idées obscures qui nous traversent, les ressorts parfois inavouables de nos actions, tout ce qui, échappant à notre contrôle, constitue notre part collective. L’écrivain se soumet au même examen féroce que ceux qu’il observe. Ni meilleur ni pire, il est lui aussi un matériau social.
Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?
Dans les années 1970, une poignée d’illuminés de la Silicon Valley caressaient le rêve d’en finir avec le socialisme, la régulation étatique, et d’installer, au moyen de la technologie, le règne sans partage de l’entreprise privée. Ce rêve, les seigneurs du numérique sont aujourd’hui en passe de le réaliser. Les « Big Tech » contrôlent en effet une marchandise devenue au cours de la dernière décennie la plus précieuse de toutes : les données des milliards d’utilisateurs de leurs services. Par le monopole qu’elles exercent sur la connaissance, elles nous ont propulsé dans l’âge « techno-féodal » du capitalisme.
Le pouvoir qu’elles détiennent n’est donc plus seulement économique, il est aussi politique. Que faire face à ces mastodontes soutenus par de puissants États ? Dans ce livre, Cédric Durand nous invite à dépasser l’anxiété provoquée par ces nouveaux maîtres du numérique pour leur opposer une alternative. C’est une lutte rude mais nécessaire, car il est possible de mobiliser ces technologies pour construire une société émancipée et résoudre la crise écologique.
Provincialiser l’Europe
“Provincialiser l’Europe, c’est chercher à déterminer comment la pensée universaliste est toujours déjà modifiée par des histoires particulières.”
L’Europe n’est plus le centre du monde. Pourtant, les catégories de pensée et les concepts politiques occidentaux continuent de régir les discours produits sur les mondes non occidentaux, perpétuant l’idée selon laquelle l’histoire de l’ensemble des sociétés humaines devrait être lue au prisme de l’évolution de ce continent. Or le capitalisme n’a pas réussi à unifier l’humanité. S’il s’est mondialisé, il ne s’est pas universalisé. D’où la nécessité de provincialiser l’Europe, autrement dit de reconnaître que l’appareil scientifique occidental ne suffit pas à comprendre nombre d’éléments des sociétés et des cultures des pays du Sud.
Dipesh Chakrabarty montre dans ce classique de la pensée postcoloniale que le temps historique est pluriel, que les sociétés participent de temporalités hétérogènes constitutives d’une multiplicité irréductible de manières d’être au monde. Ce faisant, il invite à penser la diversité des formes que peut prendre la modernité politique ainsi que des futurs qui se construisent aujourd’hui.
L’Héritage politique de la psychanalyse
« Il faut admettre que les formations libidinales réactionnaires peuvent parfaitement coexister avec les formations libidinales révolutionnaires, et réciproquement. »
La psychanalyse n’a pas toujours été l’école de la résignation qu’elle est devenue. Sa mue conservatrice, qui conduit soignants et patients à se focaliser sur les maux privés des individus, n’avait rien d’inéluctable. Elle résulte en effet d’une double limitation : de l’inconscient au refoulé, et du refoulé à l’Œdipe. Pour que la psychanalyse cesse d’être un outil de reproduction de l’ordre social et redevienne une école d’espoir, il faut donc la désœdipianiser, la recentrer sur le réel – c’est-à-dire, bien souvent, sur le politique.
Restituant les débats passionnants qui ont contribué à cette opération de recentrage, Florent Gabarron-Garcia propose dans cet ouvrage une critique en règle du psychanalysme, cette orthodoxie qui, assimilant toute forme de pensée critique à un discours « hystérique », aboutit inéluctablement à sa pathologisation. Il montre au contraire comment une attention soutenue au lien inextricable qui unit les histoires des personnes et la grande Histoire peut rendre à la clinique sa portée subversive, et transformer le sentiment de fatalité en désir de révolution.