Le style réactionnaire

En matière de littérature et de style, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches. L’idée a la peau dure : remontant au moins à Stendhal, il n’est pas rare de la trouver sous la plume des réactionnaires d’aujourd’hui, chez Houellebecq, par exemple, qui fait dire à l’un de ses personnages que tous les grands stylistes sont des réactionnaires. La droite ferait passer le style avant toute chose. À preuve, Céline, dont il serait dès lors possible d’ignorer les idées antisémites et exterminatrices, ou du moins de les dissocier radicalement du style constitutif de sa grandeur.
Or, Vincent Berthelier le montre, ce discours remplit historiquement une fonction politique. Il se solidifie après-guerre, chez des Hussards soucieux de minimiser l’engagement vichyste ou hitlérien de la droite littéraire et de réhabiliter leurs aînés en les présentant comme des stylistes.
Plus largement, en étudiant un large corpus d’auteurs de droite et d’extrême droite, ce livre ambitieux voudrait repenser les rapports entre style, langue et politique. Il s’intéresse d’abord à la conception du style et de la langue défendue par certains écrivains, tout en proposant des analyses précises de leur écriture. À chaque étape, il s’agit d’explorer la problématique du style à partir des enjeux idéologiques du moment : dans l’entre-deux-guerres (Maurras, les puristes, Bernanos, Jouhandeau), dans la période de l’essor du fascisme et de la Libération (Aymé, Morand, Chardonne), enfin des années 1970 à nos jours, dans la période où s’élabore une nouvelle pensée réactionnaire (Cioran, Millet, Camus, Houellebecq).

Jonathan Sadowsky

Jonathan Sadowsky est professeur d’histoire de la médecine à Case Western University. Il est notamment l’auteur de Imperial Bedlam: Institutions of Madness and Colonialism in Southwest Nigeria et de Electroconvulsive Therapy in America: The Anatomy of a Political Controversy.

L’empire du malheur

Des millions de personnes doivent vivre au quotidien avec la dépression. Mais si cette maladie est désormais couramment diagnostiquée, elle suscite toujours de vives interrogations : comment la distinguer de la simple tristesse ? S’agit-il d’une affection liée au mode de vie moderne ou « occidental » ? Les causes en sont-elles biologiques, psychologiques, ou sociales ? Et comment la traiter ?

Dans L’Empire du malheur, Jonathan Sadowsky propose une mise au point essentielle sur cette forme aussi répandue que méconnue de détresse psychique. Il retrace à cette fin la longue histoire de la dépression et des réponses qui lui ont été apportées : l’apparition de ses différents avatars (comme la célèbre mélancolie), la naissance de la psychanalyse et des psychothérapies, le développement des diagnostics de dépression dans la période de l’après-guerre, et enfin l’essor, à partir des années 1980, de médicaments comme le Prozac. Au fil d’une analyse qui convoque aussi bien les traités médicaux que les récits biographiques, il souligne la dimension fortement inégalitaire de cette maladie. Et démonte une à une les approches qui, par dogmatisme, en viennent à négliger la souffrance qu’elle produit.

Thomas Münzer, théologien de la révolution

En 1525, le prédicateur Thomas Münzer prend la tête d’un soulèvement armé regroupant des ouvriers des mines, des paysans, des hommes du commun. Il traverse l’Allemagne des rives du lac de Constance jusqu’à la Thuringe et la Franconie. Ses cibles, ce sont les seigneurs féodaux et le clergé, diabolique ramassis d’« anguilles » et de « serpents ». Cet épisode est passé à la postérité sous le nom de « guerre des paysans ». Il s’achève en mai 1525 avec la bataille de Bad Frankenhausen, qui signe l’écrasement de l’insurrection. Arrêté, Thomas Münzer est alors torturé, puis décapité.
Entre occultations, oublis et résurgences, Münzer est devenu l’un des noms à travers lesquels se déploient les aspirations, les craintes et les affrontements internes à la politique moderne. Pour la pensée libérale du XXe siècle, il n’est qu’un vulgaire terroriste, un fanatique, précurseur du totalitarisme. Ernst Bloch prend toute cette tradition à contre-pied. Il montre qu’en prônant avec intransigeance une lecture littérale de la Bible, c’est l’égalité concrète de tous avec tous que revendiquait Münzer. Ce qui en fait une figure éternelle de l’utopie, une allégorie de l’émancipation populaire, dont ce maître ouvrage expose avec brio les enseignements.

Les sauvages de la civilisation

« C’est la zone ! » Voilà ce que l’on dit en français courant d’un endroit dont on veut souligner la marginalité ou le dénuement. Ce livre revient à la source de cette expression. Il exhume les mémoires de la Zone, écrite avec une majuscule car elle a d’abord été le nom d’un territoire ceinturant les fortifications de Paris.
C’est au XIXe siècle que la Zone a pris forme, telle une fille illégitime de cette enceinte dont elle a usurpé (on dirait aujourd’hui « squatté ») une bande de terre initialement réservée aux manœuvres militaires. Au tournant du XXe siècle, la Zone réunissait tout un lumpenprolétariat exclu du centre bourgeois comme de la banlieue ouvrière. Dans les représentations collectives, ce peuple des marges agrégeait toutes sortes de « sauvages de la civilisation » dont les chroniqueurs du fantastique social – journalistes, nouvellistes ou chansonniers – ont exploité la pré tendue « dangerosité ».
À partir d’une analyse des histoires et des regards qui ont produit cet ensauvagement, l’ouvrage interroge les différentes façons de désigner, mépriser ou dominer les populations marginalisées. Il étudie aussi la violence qu’on leur prête, souvent pour mieux cacher celle qu’on leur fait.

Posséder la nature

Les dernières décennies ont vu l’essor des préoccupations environnementales, en même temps que l’émergence d’un mouvement en faveur des communs. Malgré cela, les débats sur les enjeux écologiques contemporains ont eu tendance à délaisser la question centrale de la propriété. Une fausse alternative s’est dessinée entre une certaine orthodoxie économique, qui voit dans la propriété privée un cadre optimal d’exploitation et de conservation des écosystèmes, et des visions parfois trop romantiques des pratiques communautaires.

C’est oublier que les formes de la propriété sont consubstantielles aux dynamiques d’appropriation de la nature : des vagues successives de marchandisation à l’instrumentalisation par les États des politiques de protection environnementale, elles sont un lieu crucial où se nouent nature et capital, pouvoir et communauté, violence et formes de vie. À l’heure où le développement des technosciences et les bouleversements géopolitiques internationaux reconfigurent les liens entre environnement et propriété, la nouvelle édition de ce recueil propose un éclairage inédit sur une histoire longue et conflictuelle.


Édition revue et augmentée.

La vie psychique du pouvoir

Le sujet apparaît comme le lieu d’un paradoxe : non seulement il est soumis ou assujetti à un pouvoir extérieur à lui, mais ce pouvoir fonctionne simultanément comme sa condition de possibilité. Cette condition fait ensuite l’objet d’une occultation et d’un déni ; dès lors, le sujet peut affirmer son autonomie, se constituer comme soi.
Dans La Vie psychique du pouvoir, Judith Butler s’emploie à déplier cette ambivalence constitutive et ses effets. En mêlant la théorie sociale, la philosophie et la psychanalyse, en faisant dialoguer des frères ennemis – Hegel et Nietzsche, Freud et Foucault, Hegel et Althusser –, elle étudie les tours et détours empruntés par la formation du psychisme, le rapport du sujet à soi et, enfin, la constitution « mélancolique » de l’identité de genre. Ce livre, où s’élabore une puissante théorie du sujet, compte parmi les travaux incontournables de son autrice.

Hourya Bentouhami

Hourya Bentouhami est maîtresse de conférence en philosophie à l’université de Toulouse Jean Jaurès, et membre junior de l’Institut universitaire de France. Elle a publié Race, cultures, identités. Une approche féministe et postcoloniale (Puf, 2015) et Le Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile (Puf, 2015).

Judith Butler

L’œuvre de Judith Butler est l’un des principaux foyers du renouveau de la pensée critique dans le monde. Dans cette introduction claire et engagée, Hourya Bentouhami en propose une relecture vivifiante.

Jusqu’ici, en France, les dialogues que la philosophe a engagés avec les principales figures des théories postcoloniales et critiques de la race ont été tendanciellement ignorés. Or, selon Hourya Bentouhami, les élaborations théoriques de Butler attestent du nouage complexe entre sexe, genre, race et nation. Les discours de la différence sexuelle et de la différence raciale sont articulés, et leurs généalogies sont étroitement entrelacées: impossible dès lors de déconstruire l’un sans déconstruire l’autre.

Revenant sur les formulations clés de la philosophe – sur le féminisme, la performativité, la mort sociale, la mélancolie, la vulnérabilité… – à l’aune des théories critiques de la race, Hourya Bentouhami fait ainsi émerger le portrait d’une Judith Butler théoricienne critique de la violence et des identités, mais aussi, indissociablement, des mobilisations et des alliances minoritaires contre les assignations identitaires et les politiques de dépossession et de vulnérabilisation.

Objections

Entre 2015 et 2019, Marius Loris Rodionoff s’est rendu dans les tribunaux de grande instance de Lille, Paris et Alençon pour assister aux audiences publiques de comparutions immédiates. Retenant dix journées d’audiences, à raison de cinq affaires par jour, il a composé la cinquantaine de textes que contient ce volume. Le dispositif choisi est brut et sobre : la transcription des faits incriminants – vols à la roulotte, trafic de drogue, violences conjugales, insubordination sociale – donne à entendre la parole du juge, de l’avocat, du prévenu ; puis l’enquête de personnalité, vies minuscules de jeunes hommes, immigrés pour la plupart, écrasées par la société ; enfin le prononcé de la peine, sévère toujours. À  travers ces scènes ordinaires de la justice, Marius Loris Rodionoff fait œuvre d’écrivain public. Mais il décrit aussi en ethnographe le fonctionnement d’une institution de reproduction de l’ordre social. Au moment où la comparution immédiate se politise et sert à réprimer massivement les mouvements sociaux, ce livre lève un coin de voile sur cette machine à punir et enfermer.

Marius Loris Rodionoff

Marius Loris Rodionoff est historien et écrivain. Il a écrit une thèse sur la relation d’autorité dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie (à paraître au Seuil en 2022). Il est, par ailleurs, l’auteur de Procès-verbaux (Les Presses du réel, 2021) et d’une contribution dans Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale (Amsterdam, 2021).

Masculinités

Il existe de multiples manières d’être ou de devenir un homme. Complexes et contradictoires entre elles, les masculinités ne peuvent être comprises que replacées au sein de rapports de genre – c’est-à-dire de pouvoir. Précurseuse de l’étude des identités masculines, Raewyn Connell a mis au jour l’existence, au sein de l’ordre de genre, d’une masculinité hégémonique qui vise à assurer la perpétuation de la domination des hommes sur les femmes, tout en étant sans cesse mise à l’épreuve de la diversité des expériences qu’en font les individus. À cet égard, ses réflexions sur les pratiques constitutives de la matérialité du corps des hommes et des enjeux d’incarnation qui s’y nouent représentent une contribution décisive aux études de genre.

À l’heure où les mouvements masculinistes agitent l’épouvantail d’une « crise de la virilité » pour masquer le refus des hommes de voir leurs privilèges remis en cause par les luttes féministes, cet ouvrage montre la dimension éminemment relationnelle du genre, contre la victimisation des hommes et, plus généralement, contre toute vision essentialiste des rôles genrés.

Le Futur du travail

Le travail est un inépuisable objet de fantasmes. On annonce sa disparition prochaine sous l’effet d’un « grand remplacement technologique », on prophétise la fin imminente du salariat, on rêve d’une existence définitivement débarrassée de cette servitude. Fait significatif, les futurologues consacrés et les apologistes du monde tel qu’il va n’ont absolument pas le monopole de ce discours, tout aussi bien tenu par les plus féroces critiques du capitalisme. À chaque révolution technologique ses mirages. Car il y a loin, très loin, de ces anticipations à la réalité. Le travail humain conserve en effet une place centrale dans nos sociétés. Simplement, ses frontières et le périmètre des populations qu’il concerne se déplacent : ce n’est donc pas à une précarisation généralisée que l’on assiste, mais à l’émergence d’un nouveau prolétariat du numérique et de la logistique, dans des économies bouleversées par l’essor des géants de la Big tech.

Dans cet essai incisif, Juan Sebastián Carbonell montre que le discours sur la « crise du travail » fait obstacle à la compréhension de ses enjeux politiques. Et que sa mise en avant empêche, parfois à dessein, la nécessaire ouverture d’un débat sur les voies de son émancipation.