La Souveraineté adamique

Dans les mythes des civilisations impériales de l’Antiquité, l’humain est créé pour servir les dieux. Ainsi se trouve formulée l’idéologie, sans cesse réactualisée, qui justifie la domination de l’homme sur l’homme. C’est avec cette justification que rompt la Bible hébraïque, dont ce livre s’attache à démontrer la force subversive. Au fil d’une lecture aussi rigoureuse que novatrice de la Genèse, Ivan Segré souligne en effet que pris à la lettre, le récit de la création de l’homme composé par les scribes hébreux est la matrice d’un humanisme révolutionnaire, en ce qu’il est fondé sur l’injonction anarchique, ou adamique, de destituer le principe de domination – autrement dit, d’en finir avec l’antagonisme entre maîtres et esclaves, oppresseurs et opprimés. Car l’humain y est voué non pas à servir, mais à entrer en relation avec un autre corps parlant, de manière à faire société avec lui.

Interrogeant, à la suite de Foucault, « la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité », cet essai renouvelle en profondeur notre compréhension tant du judaïsme que des débats contemporains sur ce qu’est une politique révolutionnaire.

Dans le blanc des yeux

En France, il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour que la question de la représentation des minorités ethnoraciales sur les écrans émerge dans le débat public. Sur fond d’obsession pour la « cohésion sociale », cette émergence a alors pris la forme d’une vaste entreprise de lamentation collective, déplorant le sort de minorités qui, désignées comme « visibles », s’en sont trouvées plus fortement encore stigmatisées. Dans cet ouvrage désormais classique, Maxime Cervulle oppose à la complainte de la diversité une interrogation sur la construction sociale de la blanchité, c’est-à-dire sur la fabrique de l’hégémonie blanche et les modes de construction ordinaire des identités qui en dérivent. À l’heure où se développe, dans les sociétés occidentales, une dangereuse « mélancolie du majoritaire », sa réflexion sur les dynamiques qui conduisent les individus et les groupes à adhérer, ou à être assignés, à une « identité blanche » socialement gratifiante est un outil indispensable à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Car elle permet de saisir comment les rapports de race configurent la réception des contenus médiatiques, et donc la diffusion médiatique du racisme.

Le démon de la politique

Mario Tronti, philosophe et homme politique italien, est l’un des fondateurs de l’opéraïsme, courant qui compte parmi les plus importants du marxisme contemporain. Auteur du célèbre ouvrage Ouvriers et Capital, animateur des revues Quaderni rossi et classe operaia, il rompt par la suite avec les partisans de l’insurrection et devient le penseur par excellence de l’autonomie du politique, avant d’intégrer, dans les années 1980, les organes de direction du Parti communiste italien. La trajectoire intellectuelle de ce « révolutionnaire conservateur » constitue un point d’entrée privilégié dans les débats stratégiques qui ne cessent, depuis le siècle dernier, d’agiter les révolutionnaires. Car sa pensée de l’État, du parti et plus largement des institutions se singularise par un réalisme assumé, et même revendiqué. Elle est dans cet ouvrage l’objet d’un échange passionnant entre trois figures majeures de la pensée contemporaine, Étienne Balibar, Toni Negri et Mario Tronti lui-même. Au programme : le legs de Marx et de l’opéraïsme italien, l’histoire ouvrière, l’art de se rebeller et le destin de la politique moderne.

Rocky

Le 27 novembre 1976, le boxeur Robert « Rocky » Balboa devient champion du monde des poids lourds. Au terme de quinze rounds, il triomphe par KO de son adversaire, le redoutable Apollo Creed. Ainsi débute la carrière de l’un des plus grands pugilistes de l’histoire, avec 57 victoires et deux titres mondiaux.
Rocky n’a jamais existé ; mais, aussi célèbre que Mohammed Ali, il apparaît plus vrai qu’aucun boxeur réel. La culture médiatique a le pouvoir de conférer une réalité supérieure à ses héros, de créer « une autre vie présente » dans laquelle se déploie une histoire parallèle et nouée à la nôtre. Étudier la fiction en historien, comme le fait ici Loïc Artiaga, permet de cerner les fantasmes sociaux et leurs transformations. Pour ceux qui voulaient y croire, un Italo-Américain de Philadelphie, boxeur médiocre, trop lourd et trop lent pour être crédible sur un ring, a contré l’ascension des athlètes noirs et mis en échec l’Union soviétique. Rocky cristallise les frustrations sociales, hantises raciales et autres peurs viriles de son époque où s’invente aussi, dans le monde « réel », le sport spectacle.

Terre et capital

L’humanité a basculé dans l’ère des catastrophes globales. Partout sur la planète les forêts brûlent, les océans s’asphyxient, les espèces disparaissent. La sixième extinction de masse est en marche. L’urgence commande l’élaboration d’une politique qui conjurerait la destruction généralisée de la vie : un communisme du vivant. Puisque la crise environnementale procède de la recherche effrénée du profit, toute écologie politique formulée en dehors de cet horizon est vouée à l’échec. S’appuyant sur une lecture conjointe du marxisme et des humanités environnementales, Paul Guillibert défend une philosophie sociale de la nature pour démontrer que la préservation de la biosphère est devenue une condition nécessaire à l’émancipation.
Tentative inédite de fournir une assise théorique aux luttes pour les usages de la Terre et à la prise en compte des non-humains, cet essai propose une ambitieuse actualisation du projet communiste, fondée sur la protection du vivant.

Theodor W. Adorno

Theodor W. Adorno (1903-1969) est l’un des principaux représentants de la première génération de l’École de Francfort. Il est reconnu comme l’un des plus grands philosophes du xxe siècle. En France, en particulier, son œuvre fait actuellement l’objet d’un regain d’intérêt indéniable.
L’ouvrage Theodor W. Adorno. La domination de la nature propose à la fois une introduction à sa pensée et une actualisation de celle-ci au prisme des débats contemporains en écologie politique. Le thème de la domination de la nature permet de tracer une transversale dans l’ensemble de la philosophie adornienne, des textes de jeunesse aux écrits de la maturité, tout en l’ouvrant aux enjeux de la crise écologique.
La thèse principale du livre est que le motif de la domination de la nature permet de penser dans un cadre commun l’exploitation du travail, le patriarcat, le racisme, le spécisme et les diverses formes de destruction environnementale. La philosophie d’Adorno peut alors être lue comme une critique systématique des sociétés capitalistes. Elle nous aide à réinventer pour notre époque un sujet politique qui articule ensemble luttes sociales et luttes écologiques.
Là où les modèles théoriques des deuxième et troisième générations de l’École de Francfort (la théorie de l’agir communicationnelle de Habermas et la théorie de la reconnaissance de Honneth) restent anthropocentrés et peu ouverts à la question écologique, le modèle adornien de critique sociale manifeste ainsi toute son actualité.

W. E. B. Du Bois

« Quel effet ça fait d’être un problème ? » Quel effet ça fait d’être à la fois Noir et Américain, quand les deux termes sont supposés contradictoires ?
C’est à travers l’examen de la notion de « double conscience », clé de l’expérience subjective des Noirs américains, que les auteur·ice·s nous invitent à découvrir l’œuvre magistrale et multiforme du grand intellectuel afro-américain W. E. B. Du Bois, né en 1868, peu après la fin de la guerre de Sécession, et mort en 1963, à la veille du discours de Martin Luther King Jr. « I have a dream ». Leur ouvrage est la première introduction en français à cette œuvre majeure.
De son opposition à Booker T. Washington à son adhésion au marxisme, de l’expérience de la ségrégation à la conviction que le sort de la démocratie américaine se joue dans la condition des Noirs, ce livre retrace la trajectoire de W. E. B. Du Bois et nous invite à faire nôtre son héritage.
La « double conscience » décrit le déchirement intérieur des Noirs américains, mais apparaît aussi comme la source d’une lucidité particulière sur la construction raciale des rapports de pouvoir.
À l’heure où l’écho du mouvement Black Lives Matter se fait entendre partout, à l’heure où la notion de « race » et son articulation aux principes d’égalité et de justice suscitent les plus vifs débats, l’actualité des analyses de Du Bois est brûlante.

Archéologies du futur

Tantôt dénigrée pour sa loufoquerie, tantôt assimilée à un « totalitarisme » qui broie les individus, l’utopie a toujours subi le feu nourri des critiques. C’est oublier qu’avant d’être programme, elle est désir : révolte contre les injustices spécifiques de ce monde et aspiration à la transformation radicale de ce qui existe. L’une des grandes réussites de l’idéologie dominante est de la rendre non seulement impossible, mais, surtout, indésirable. À l’heure où le système capitaliste s’enlise dans d’incessantes crises, il est urgent de renouer avec le sens du futur qui a pour nom utopie.

Tel est l’objet de ce maître ouvrage, qui, pour démontrer la pertinence politique de cette forme littéraire, nous fait traverser l’espace et le temps, visiter des univers stupéfiants et rencontrer de mystérieux aliens, en embrassant à la fois les textes essentiels de la tradition utopique, de Thomas More à William Morris, et la science-fiction, de H. G. Wells à Kim Stanley Robinson, sans oublier bien sûr Philip K. Dick et Ursula Le Guin. La capacité à rêver le futur est la mesure de notre puissance collective.

Provincialiser la langue

Lorsqu’ils ont colonisé l’Afrique, les Européens y ont imposé leur conception idéologique du langage. Pour eux, les pratiques langagières ne pouvaient être appréhendées qu’au prisme d’un ordre de la langue instituant l’essor d’une culture nécessairement nationale. Cette idéologie s’est traduite par la mise en œuvre d’un véritable impérialisme linguistique : outre l’imposition des langues européennes, les missionnaires, puis les administrateurs coloniaux ont façonné des « dialectes africains », catégorisés comme tels afin de mieux les reléguer au bas d’une fantasmatique hiérarchie des langues.
Si une telle vision, relayée par une partie des élites africaines et confortée, aujourd’hui encore, par les institutions de la Francophonie, a largement survécu aux indépendances, elle n’a jamais cessé d’être contestée – avec succès. C’est précisément de ce succès que Cécile Canut tire toutes les conséquences théoriques et politiques : en mettant au jour les biais inhérents aux approches prétendument scientifiques qui ont dominé l’étude du langage tout au long du xxe siècle, elle nous invite à provincialiser la notion même de langue, ce modèle décharné d’une supposée modernité.