Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats

Un musulman détenu à Abou Ghraïb ou à Guantanamo. Une femme-soldat mettant son zèle militaire et sa féminité au service de la Guerre contre le Terrorisme. Des manuels de l’armée sur la coercition du prisonnier, et des consignes implicites sur les « tactiques sexuelles » qu’on peut employer. Tels sont les éléments de l’interrogatoire en tant que dispositif politique. Après ceux qui firent scandale en 2004, où des violences sexuelles furent exercées par des femmes, l’artiste Coco Fusco a suivi une formation militaire à l’interrogatoire, dépouillé les archives de l’armée et du FBI, et navigué dans le vertige de forums et d’images consacrés à des actes de torture sexuelle. Ce qu’elle en ressort nous confronte non seulement à « l’état d’exception » américain et au rapport des femmes au pouvoir, mais aussi à l’énigme de la domination. Cheminant de Susan Sontag à Virginia Woolf, Coco Fusco réenvisage la question de la guerre en deça et au-delà de la différence sexuelle.

Coco Fusco

Coco Fusco est artiste et curatrice. Elle est aussi professeure à Columbia University, et l’auteure de plusieurs livres, parmi lesquels English is Broken Here: Notes in Cultural Fusion in the Americas et The Bodies that were not Ours.

La Femme unidimensionnelle

Aujourd’hui, le féminisme est partout, prétexte à vendre tout et n’importe quoi, des vibromasseurs aux chaussures de luxe, en passant bien entendu par soi-même. Comment ce qui était jadis une pratique utopique et révolutionnaire a-t-il pu devenir un discours hégémonique parfaitement adapté aux exigences du marché ? Comment ses ennemis d’hier ont-ils pu se l’approprier ? L’auteure analyse de façon claire, vivante et concise ce féminisme cheval de Troie du néolibéralisme, et souligne qu’il participe d’un processus global de marchandisation : après la femme-objet, voici la femme-marchandise ! Sous couvert d’émancipation, les femmes se trouvent enfermées dans une nouvelle forme d’essentialisation et de servitude. Ce livre montre que l’unidimensionnalité n’est pas une fatalité, et que le combat féministe se trouve non pas derrière nous, mais devant nous.

Brève histoire des cahiers du cinéma

Comment les Cahiers du cinéma, naguère la plus grande revue de cinéma du monde, ont-ils pu devenir un simple guide du consommateur, impossible à distinguer de n’importe quel autre magazine ? Où sont donc passées la vision et la passion qui les avaient animés? Émilie Bickerton raconte l’aventure de cette publication, depuis sa naissance glorieuse, en 1951, jusqu’à son interminable agonie. Ses fondateurs nourrissaient l’ambition immense d’élever le cinéma au rang d’art à part entière et de prouver qu’Alfred Hitchcock, Howard Hawks ou Nicholas Ray étaient les égaux des plus grands peintres et romanciers. L’entreprise fut un succès, et la critique devint une autre manière de faire du cinéma, avant que certains rédacteurs de la revue, comme Jean-Luc Godard, François Truffaut ou Éric Rohmer, ne passent eux-mêmes à la réalisation. Il y eut bien d’autres moments forts : la revue joua une part active dans l’élaboration d’une théorie du cinéma, s’ouvrit aux pensées nouvelles comme le structuralisme ou la psychanalyse lacanienne, envisagea le cinéma comme un art politique, au point de renier la « politique des auteurs » qui avait fait sa fortune, et, au plus fort de sa période maoïste, de désavouer le cinéma lui-même. Ces zig-zags, ces hésitations, ces redéfinitions sont certes le reflet des différentes époques qu’elle a traversées, mais ils témoignent surtout d’un constant désir de se réinventer et d’agir sur le cinéma en train de se faire. À partir des années 1980, ce désir disparaît : les Cahiers s’accrochent à un auteurisme vide, renoncent aux idéaux qui les avaient guidés, délaissent le travail critique, épousent le monde comme il va. En faisant l’histoire des Cahiers, de leurs réussites et de leurs échecs, de leur grandeur et de leur décadence, ce livre propose une réflexion nécessaire sur le destin de la critique en général : partout et nulle part à la fois, elle se traîne, sans idées ni projet. Or qu’est-ce qu’une critique digne de ce nom sinon une intervention sur l’époque elle-même ?

Les années rouges

On a dit tout et n’importe quoi à propos du maoïsme d’Alain Badiou, mais qui a lu Théorie de la contradiction, De l’idéologie et Le Noyau rationnel de la dialectique hégélienne ? Les Années rouges, qui réunit pour la première fois ces trois ouvrages, propose de revenir sur ce moment méconnu de la carrière de Badiou. À présent que l’auteur est pleinement entré dans l’histoire de la philosophie, il convenait de combler une lacune en permettant aux lecteurs contemporains de comprendre la trajectoire qui l’a conduit du Concept de modèle à l’élaboration de Théorie du sujet. Mais il s’agissait surtout de montrer que, dans l’œuvre de Badiou, la polémique n’a jamais été séparable de la philosophie et travaille la philosophie de l’intérieur. La pérennité du maoïsme réside sans doute ici : dans un engagement de la philosophie au présent, visant à en dégager la nouveauté et les lignes de fracture. À l’opposé des divers retours de la philosophie politique qui ont dominé les dernières décennies, Badiou montre que la philosophie, y compris la plus spéculative et la plus métaphysique, est en soi politique. Revenir sur les années rouges et le moment maoïste, c’est donc aussi renouer avec un geste, réactiver une époque que les défenseurs de l’ordre néolibéral auraient préféré ne voir jamais reparaître.

Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale*

« Tout, chez Rimbaud – sa jeunesse, sa classe sociale, ses origines provinciales, son extrême ambivalence face à l’idée de trouver une vocation ou de fonder un foyer, sa haine de l’ »être poète » –, suggère que l’on ne saurait le comprendre seulement en lisant son œuvre. Il faut essayer de comprendre les personnes et les choses qui l’entouraient, et de l’envisager, lui, non comme un corps individuel mais comme une personnalité à moitié fondue dans la masse. Comme quelqu’un qui arpentait plusieurs mondes à la fois, quelqu’un à qui « plusieurs autres vies semblaient dues », quelqu’un qui, dans cette conjoncture historique particulièrement instable, où les travailleurs parisiens avaient pris en main leur orientation politique, fit le choix, du moins pendant quelques années, d’écrire de la poésie. À la différence de Flaubert et de Mallarmé, la vie de Rimbaud ne fut pas une vie d’artiste. »    K.R.

Kristin Ross

Kristin Ross est professeure de littérature comparée à la New York University. Elle a publié en français Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante (Flammarion, 2006) et Mai 68 et ses vies ultérieures (rééd. Agone, 2011), et L’Imaginaire de la Commune (La Fabrique, 2015).

Culture et matérialisme

La première traduction française de Raymond Williams se voudrait une introduction à un versant bien spécifique des cultural studies, envisagées comme théorie matérialiste de la culture. La pensée de Williams constitue un effort permanent pour articuler travail théorique – dans un dialogue avec la tradition marxiste – et projet d’émancipation. Ce recueil n’est qu’une brève introduction à cette œuvre prolifique, mais il en présente les multiples directions et objets, de l’analyse des mouvements d’avant-garde à la réélaboration des notions centrales de la pensée marxiste, en passant par l’examen de l’imaginaire propre à la ville capitaliste. Les cultural studies n’ont cessé d’étudier la culture, pour Williams il s’agit également de la transformer.

La France et le procès de Nuremberg

Le procès de Nuremberg (1945-1946) est devenu un symbole, celui d’un grand événement de justice internationale qui a permis d’affirmer que l’idéologie nazie en action ne devait pas rester impunie, qu’elle relevait d’une nouvelle incrimination : le crime contre l’humanité. Alors que l’historiographie de Nuremberg est avant tout anglo-saxonne, le travail d’Antonin Tisseron met la focale sur la France. Il montre notamment l’étendue de l’impréparation de la délégation française. Elle arrive sans documents, ne comprend pas les logiques du droit anglo-saxon, refuse la notion de crime contre l’humanité. Tatillonne, elle ennuie même les autres acteurs du procès. Et pourtant, elle joue un rôle important en inscrivant le procès dans une tradition humaniste remontant aux Lumières. Elle fait venir des témoins à la barre, quand les Anglo-Saxons ne jurent – ou presque – que par les documents écrits : Marie-Claude Vaillant-Couturier impressionne en évoquant les camps et la destruction des juifs. Enfin, elle tient à montrer que les nazis ne peuvent se soustraire à leur responsabilité. Si le procès de Nuremberg est un moment judiciaire, il s’inscrit dans une histoire plus vaste. Antonin Tisseron nous rappelle que ce n’est nullement l’évidence qui a permis à cette justice d’exister mais un long travail de tractations politico-juridiques entre les Alliés dans lequel les Français de Londres ont joué un rôle central. De même, le procès de Nuremberg est un espoir pour ses défenseurs, avant d’être emporté par la guerre froide et la décolonisation, deux événements qui font basculer dans l’ombre un verdict devenu inutile voire menaçant. En ce temps où le devenir victimaire généralisé conduirait à plaindre ceux-là mêmes qui acquiescent au pire, où la justice internationale reste un objet en construction, le procès de Nuremberg a des enseignements à nous livrer.

Être un peuple en diaspora

« Des individus, des groupements, un parti politique, le Front national, parlent d’une “crise d’identité” : une menace pèserait sur “l’identité de la France”. Cette formulation s’est frayé un chemin dans une partie plus large de l’opinion qui ne saisit pas les conséquences néfastes que peut avoir sur le jeu normal de la démocratie l’idée que la nation serait une “personne” dont la culture ou le visage auraient une permanente uniformité. […] Or, si elle est collective, l’identité, pour être nationale, doit tenir compte du caractère éminemment changeant de la population et de la culture nationales. Une nation doit pouvoir s’élargir, se diversifier, emprunter et prêter à d’autres cultures, sous peine de s’étouffer et de perdre, non seulement son rayonnement mais aussi sa vitalité. Il est aberrant de figer la nation dans une identité, terme qui ne convient qu’à la personne ou à un ensemble de personnes qui se reconnaissent entre elles. Aussi peu justifiée est l’expression “identité de la France”, aussi justifiable peut l’être l’identité des Français, des Bretons, des musulmans de France, des Tziganes, etc., dont l’appartenance à un groupe entrecroise d’autres appartenances au gré des circonstances et du choix des individus. »