Pascal et Spinoza

Dans la très riche histoire des études sur l’âge classique, c’est la première fois qu’un ouvrage se donne pour projet l’analyse comparative des philosophies de Pascal et de Spinoza. Les univers de pensée des deux auteurs ont longtemps été tenus pour si hétérogènes qu’il apparaissait inutile de réfléchir même à leur incompatibilité. Que pourraient bien avoir à se dire, en effet, le solitaire de Port-Royal, apologiste de la religion chrétienne, et le Juif athée de Voorburg ?
C’est oublier que tous deux avaient sur leur table de travail la Bible et le Discours de la méthode, et que la même année, 1670, paraissent les Pensées et le Tractatus theologicopoliticus. Pascal et Spinoza partagent des intérêts communs, développent des problématisations parallèles, engagent des connivences souterraines et des divergences irréductibles. Sans se connaître, ils se sont en quelque sorte répondu.
Les lectures croisées que propose cet ouvrage permettent d’apporter un éclairage suggestif sur leurs œuvres respectives. L’investigation de ces points de rencontres et de désaccords s’avère aussi être, pour nous, une source d’idées nouvelles sur la conception de l’Écriture et de la religion, de l’anthropologie et de l’éthique, des sciences et de la politique, de la sagesse ou du salut. Au-delà de l’histoire des idées, mais aussi grâce à elle, cette première étude systématique et comparative du contraste Pascal-Spinoza offre au lecteur contemporain des frayages philosophiques éminemment prospectifs.

Études de Gabriel Albiac, Henri Atlan, Étienne Balibar, Hélène Bouchilloux, Laurent Bove, Gérard Bras, Jean-Pierre Cléro, André Comte-Sponville, Paolo Cristofolini, Dominique Descotes, Chantal Jaquet, Adrien Klajnman, Henri Laux, Christian Lazzeri, Pierre Macherey, Antony McKenna, Éric Méchoulan, Pierre-François Moreau, Vittorio Morfino, Christian Nadeau, Tamás Pavlovits, Pascal Séverac, Laurent Thirouin, Gerassimos Vocos.

Lire et penser ensemble

Les processus de concentration à l’œuvre dans le monde de l’édition font à juste titre, depuis la parution de l’important livre d’André Schiffrin, L’Edition sans éditeurs (Paris, La fabrique, 1999), l’objet d’analyses et de dénonciations répétées. Lire et penser ensemble voudrait cependant mettre en évidence les points aveugles de cette focalisation presque exclusive sur les problèmes de concentration. Si la réalité menaçante de ces processus est certaine, le portrait valorisant de l’éditeur indépendant en « éditeur résistant », luttant encore et toujours contre les géants de l’oligopole de l’édition, ne risque-t-il pas de se réduire à une dénonciation incantatoire, ignorante de la complexité et des ambiguïtés des transformations en cours ? Ne faudrait-il pas souligner aussi l’ouverture de la situation présente, les possibilités encourageantes qu’elle offre ? Ne faudrait-il pas surtout mettre en évidence d’autres facteurs essentiels de la transformation du monde du livre et de la lecture, facteurs qui ne sont pas réductibles aux problèmes posés par l’économie, au sens étroit du terme, de l’édition ? Il importe au plus haut point de formuler aujourd’hui les termes d’une véritable politique démocratique des savoirs et du livre, qui s’attache en particulier aux effets de l’enseignement et des évolutions technologiques sur les pratiques intellectuelles et les pratiques de lecture, et qui, sans les négliger, ne se limite pas aux aspects plus strictement économiques des problèmes rencontrés par les éditeurs et les libraires indépendants. Pour ce faire, Lire et penser ensemble revient notamment, d’une part, sur l’affaire Google Livres et les confusions qu’elle a suscitées et, d’autre part, sur les contenus et les usages des manuels scolaires dans l’enseignement secondaire et sur la production en masse de « non-lecteurs » qui en résulte. L’enjeu de ces débats n’est rien de moins que le maintien des conditions de l’existence et du développement de la culture critique nécessaire à l’agôn démocratique.

Les Imaginaires médiatiques

Alors que la question de la culture de masse a été au centre des préoccupations des chercheurs français à la fin des années 1950 et dans les années 1960 – notamment avec la création du Centre d’étude des communication de masse par Georges Friedmann, Roland Barthes et Edgar Morin -, cet objet a été ensuite délaissé, voire disqualifié, par une sociologie française de plus en plus dominée par la sociologie de Pierre Bourdieu, jusqu’au point d’orgue dénonciateur qu’a été en 1995 son livre Sur la télévision. Pendant ce temps, dans le reste du monde, s’effectuait un cultural turn qui, rompant avec le légitimisme culturel et la théorie critique héritée de l’école de Francfort, ouvrait de nouveaux horizons méthodologiques propices à l’exploration de ces formes contemporaines de représentations collectives que sont les imaginaires produits, à flots continus, et de façon de plus en plus transnationalisée, par les industries culturelles. Depuis une dizaine d’année, une nouvelle génération de chercheurs s’attache à la réévaluation de la tradition sociologique française postcritique (Edgar Morin, Alain Touraine, Bruno Latour) et à son rapprochement avec les propositions les plus récentes des cultural studies, des gender studies et des postcolonial studies. Il s’agit avec ce livre, dans le prolongement de ces travaux, de proposer non une étude de cas ou un manuel, mais une redéfinition théorique et méthodologique d’un objet et d’un champ de recherche, à travers leur genèse et leurs développements les plus récents, afin de dégager les conditions d’une relance postcritique des recherches sur les industries culturelles, la sphère publique et les médiacultures.

Bourdieu/Rancière

Dans ce livre, Charlotte Nordmann propose non seulement un exposé systématique et didactique de la sociologie de la « dépossession politique » élaborée par Pierre Bourdieu – dont elle souligne à la fois les aspects les plus convaincants et les faiblesses –, mais surtout confronte celle-ci à la critique radicale que lui a fait subir Jacques Rancière. Deux conceptions de la politique se trouvent ainsi opposées : la première insiste sur les mécanismes de la monopolisation et de la dépossession intellectuelles et politiques, et semble à première vue drastiquement limiter les possibilités concrètes d’émancipation ; la seconde, dans un geste que l’on pourrait dire pragmatiste, pose qu’une politique d’émancipation authentique doit partir du postulat de l’égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut que nous enfermer dans le cercle de la domination et de l’impuissance. La théorie sociologique de la politique est-elle condamnée à ignorer ce qui dans l’espace social interrompt la reproduction indéfinie de la domination ? La position de Rancière n’est-elle pas marquée du sceau de l’idéalisme ? Ne peut-on penser ensemble l’autonomie et l’hétéronomie radicales de la politique ? Le pari à l’origine de ce livre est que la confrontation des travaux de Pierre Bourdieu et de Jacques Rancière, en révélant leurs points forts et leurs points aveugles, permet d’éclairer les voies d’une politique démocratique radicale pour notre temps.

L’Envers de la liberté

Qu’est-ce donc que cette liberté à laquelle nos sociétés modernes – « libérales » – font si souvent référence ? Que penser des « préférences » des électeurs et des consommateurs, dans un monde baigné de conditionnements publicitaires et médiatiques ? Ce livre invite à réévaluer de telles questions à partir d’un double décalage. Un décalage conceptuel, qui approche la liberté à partir de son envers: le déterminisme. Un décalage temporel, qui recadre les problématiques « libérales » dans le contexte de leur émergence historique à l’époque des Lumières. Pour définir les bases d’une liberté qui ne s’aveugle pas aux conditionnements naturels et sociaux, cet ouvrage propose d’explorer la tradition de pensée qui a été tenue pour l’ennemi le plus radical du libre arbitre, le spinozisme, tel qu’il s’est développé en France entre 1670 et 1790. Cette vision émergente du monde est présentée dans sa dimension imaginaire, avec des outils littéraires et sur une base volontairement indisciplinaire. Le tout avec pour ambition d’instaurer un dialogue permanent entre les textes d’hier et les problèmes d’aujourd’hui. Quinze brefs chapitres proposent une reconstruction méthodique de l’ensemble du système spinoziste, depuis ses fondements métaphysiques jusqu’à ses conséquences esthétiques, en passant par ses implications épistémologiques, psychologiques, éthiques et politiques – le livre constituant une introduction très accessible à la pensée de Spinoza, traduite de son latin géométrique dans le beau français des salons.

Le Spectre du communautarisme

Depuis 1989, un spectre hante la République, le spectre du communautarisme. Les hérauts de droite et de gauche du nouveau conservatisme à la française le répètent inlassablement : notre société est menacée d’éclatement par la « montée des communautarismes ». Laurent Lévy s’attache à dissiper cet écran de fumée idéologique et à en dévoiler les mécanismes. Il met en évidence l’ambiguïté et les contradictions des usages courants du terme de « communautarisme », et les réinscrit dans leur contexte historique et politique. Surtout, il pointe la cible réelle de l’anticommunautarisme : les minorités en lutte pour l’égalité, notamment les gays et les lesbiennes, et les personnes issues de l’immigration coloniale et postcoloniale. Ce faisant, l’auteur du Spectre du communautarisme avance les éléments d’une critique du « conservatisme républicain » et esquisse la perspective d’une politique démocratique radicale fondée sur un universalisme critique. Il entend ainsi contribuer à « remplacer la guerre des épouvantails par la réflexion sur ce qui pourrait permettre de vivre ensemble une vie vivable ».

Les Lumières radicales

Dans ce livre, à la fois synthèse encyclopédique et programme de recherche novateur, Jonathan Israel propose de réviser en profondeur notre représentation des Lumières et de la modernité : il nous invite tout d’abord à considérer comme un ensemble la période qui va de l’âge d’or du rationalisme classique au Siècle des Lumières, à ne pas limiter notre regard à la France et à l’Angleterre, autrement dit aux deux pays qui se disputent habituellement le rôle de centre géographique et historique des Lumières, mais à l’étendre à toute l’Europe, et à ne pas nous en tenir aux grandes figures qui peuplent le plus souvent le panthéon des manuels d’histoire et de philosophie ; surtout, il analyse les effets de l’onde de choc durable provoquée en Europe par l’œuvre de Spinoza : pour Israel, pendant un siècle et demi, l’Europe a été travaillée en profondeur par le spectre du spinozisme. Le « spinozisme », cette constellation transeuropéenne de penseurs radicaux, a ainsi selon lui contribué de façon décisive, par son travail de sape des autorités établies, à définir de manière polémique la modernité qui est encore la nôtre. C’est donc une histoire alternative des origines de l’Europe contemporaine que nous donne à lire Jonathan Israel.

Vous avez dit totalitarisme ?

Dans ces essais foisonnants et décapants, qui constituent une voie d’accès idéale à son œuvre, Slavoj Žižek propose une réinterprétation vigoureuse du «siècle des totalitarismes», du fonctionnement de l’État stalinien, du système concentrationnaire nazi et, plus généralement, de la condition post-tragique qui est la nôtre. S’appuyant notamment sur les catégories élaborées par Jacques Lacan, dont l’emploi est ici clair et éclairant, et sur l’examen d’œuvres de la culture populaire et classique (d’Antigone à John Woo, en passant par Chostakovitch, Hitchcock, James Bond et Spielberg), ce sont les usages politiques contemporains de la notion de totalitarisme qui se trouvent mis en question, ainsi que la possibilité de l’émergence d’une politique d’émancipation radicale.

«Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Cultures pornographiques

« Quand on en a vu un, on les a tous vus. »
C’est contre cette affirmation que se développent les porn studies, sur les cendres encore chaudes des sex wars qui opposent mouvements anti-pornographie et mouvements anti-censure dans les années 1980 en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
De la carte postale à la webcam en passant par le film hard, les porn studies font du porno un objet d’étude légitime et décortiquent avec finesse ses codes, conventions et stéréotypes. Elles révèlent son histoire passionnante, à la croisée des innovations technologiques, des transformations du capitalisme et des mobilisations féministes. S’intéressant à la fois à la production et à la réception des images, elles prennent le public du porno au sérieux, dans toute sa pluralité et avec toutes les compétences d’analyse qu’on lui refuse souvent.
Cette anthologie présente pour la première fois en français les textes fondateurs des porn studies, qu’elle associe à des explorations contemporaines des mondes de la pornographie en ligne. Sans mépris ni mise à distance, mais sans discours enchanté non plus, elle renouvelle les perspectives féministes sur la culture populaire.

Avec des textes de Laura Kipnis, Richard Dyer, Susanna Paasonen, Linda Williams, Kobena Mercer, Heather Butler, Lisa Sigel, Sharif Mowlabocus, Clarissa Smith, Martin Barker et Feona Attwood.

Vittorio Morfino

Vittorio Morfino est chercheur en histoire de la philosophie à l’université de Milan. Sa thèse, soutenue en 1998 sous la direction de Jean-Marie Vincent, portait sur la rencontre Spinoza-Machiavel. Il a depuis publié un certain nombre d’ouvrages, dont trois en français : Le Temps de la multitude (Editions Amsterdam, 2009), Le Temps et l’occasion (Classiques Garnier, 2012),  La Guerre et la Violence (Le temps des cerises, 2014).

Le Temps de la multitude

La notion d’immanence telle qu’elle a été développée par Spinoza, en tant que négation radicale de l’origine, peut à bon droit être considérée comme l’un des concepts pivots de la modernité. Vittorio Morfino tente dans cet ouvrage de retracer les contours d’une généalogie de la notion d’immanence chez Spinoza, ainsi que sa postérité, c’est-à-dire les interprétations, les déplacements – et les neutralisations – dont cette notion a fait l’objet dans l’histoire de la philosophie.

S’appuyant sur Aristote, Lucrèce, Augustin, Machiavel, Descartes, Leibniz, Hegel, Engels, Darwin, Husserl, Heidegger ou encore Simondon, et se fondant tout particulièrement sur la nouvelle lecture de Spinoza qu’autorise le concept de « matérialisme aléatoire » théorisé par Louis Althusser, Vittorio Morfino interroge les conséquences systémiques qu’eut l’« invention de l’immanence » sur l’épistémologie, l’éthique, la métaphysique et la politique, et, ce faisant, met au jour la manière dont les définitions de la causalité, de la temporalité, du rapport, de la forme ou encore de la contingence sont devenues l’enjeu d’un affrontement philosophique majeur entre deux conceptions de l’immanence : celle de Spinoza et celle déployée dans une certaine tradition allemande qui court de Leibniz à Husserl, puis de Hegel à Heidegger.

L’Empire de l’université

En publiant Sur la télévision en 1996, Pierre Bourdieu provoqua une violente polémique. Sans doute parce qu’il contestait au « journalisme » le droit d’évaluer la production intellectuelle. Cette controverse a contribué à façonner le paysage culturel dans lequel nous vivons. En réalité, cette prise de position était l’aboutissement d’un processus commencé vingt ans plus tôt : des auteurs comme Foucault, Deleuze ou Derrida, qui s’étaient tous appuyés sur le dehors de l’Université (et notamment sur les journaux) pour imposer leurs travaux contre le conformisme académique, en vinrent eux aussi à s’inquiéter des nouvelles conditions de circulation du savoir. Geoffroy de Lagasnerie montre comment s’est installée l’idée, aujourd’hui partout ressassée, que défendre la pensée impliquerait de défendre l’Université et son « autonomie ». Et, s’appuyant sur d’autres analyses de Bourdieu, il plaide au contraire pour qu’on retrouve le lien consubstantiel qui unit la pensée critique à la multiplicité des paroles « hérétiques ».

Bartleby

Après avoir décrit son cabinet d’homme de loi, lieu sinistre cerné par les grands murs sombres des immeubles avoisinants de Wall Street, et ses clercs, qui évoquent irrésistiblement les personnages les plus comiques de Dickens, le narrateur de cette Histoire de Wall Street rapporte comment Bartleby, qu’il avait recruté comme copiste, refusa obstinément de répondre à tous les ordres et à toutes les demandes, sollicitations et supplications qui lui étaient adressés, leur opposant une même formule : « J’aimerais mieux pas » (I would prefer not to), et entraînant par là le dérèglement de tout son univers.

Les portraits cocasses et mordants dressés par Melville et l’évocation émouvante d’une figure christique aux prises avec le pharisaïsme de ses contemporains laissent ouverte la question du sens de ce récit : si la formule de Bartleby perturbe le narrateur et son petit monde, elle vient aussi troubler les interprétations du texte que le lecteur pourrait se risquer à avancer. C’est sans doute l’une des raisons de la fascination que n’a pas cessé d’exercer Bartleby sur ses lecteurs.

Éric Fassin

Éric Fassin est sociologue et américaniste (École normale supérieure). Il est l’auteur, avec Daniel Borrillo et Marcela Iacub, d’Au-delà du pacs (PUF, Paris, 1999) et, avec Clarisse Fabre, de Liberté, égalité, sexualités. Actualité politique des questions sexuelles (Paris, 10/18, 2004).