L’invention de la tradition

La défense des traditions passe souvent par la mise en avant de leur ancienneté : elles tireraient leur autorité de leur capacité à passer l’épreuve du temps. Pourtant, nombre de traditions présentées comme anciennes, y compris et surtout celles revendiquées comme constitutives d’une « culture nationale », sont en fait des inventions récentes.

À la croisée de l’histoire et de l’anthropologie, cet ouvrage pionnier montre comment les États-nations modernes en gestation – mais aussi les mouvements antisystémiques qui se développèrent en leur sein et les sociétés dites « traditionnelles » – ont délibérément cherché, souvent avec succès, à réinterpréter radicalement ou à inventer, parfois de toutes pièces, des traditions et des « contre-traditions ». Ils visaient ainsi à se légitimer, à s’inscrire dans la longue durée, à assurer la cohésion de la communauté ou encore à garantir le contrôle des métropoles impériales sur les sujets coloniaux. L’étude de ces processus d’invention renouvelle en profondeur la compréhension que nous avons des rites et des symboles qui fondent les constructions identitaires, et des liens entre passé et présent.

Yohann Douet

Yohann Douet est agrégé et docteur en philosophie. Il poursuit des recherches en philosophie politique et sur le marxisme, en particulier sur la pensée de Gramsci, à qui il a consacré un autre ouvrage : L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci (Classiques Garnier, 2022). Il a récemment écrit Découvrir Machiavel (Éditions sociales, 2023).

L’hégémonie et la révolution

Au-delà des clichés, Gramsci restitué dans sa cohérence, son originalité et sa radicalité.

Toutes les réflexions d’Antonio Gramsci tendent vers le même horizon : l’émancipation des subalternes, leur sortie des marges de l’histoire. Emprisonné par le fascisme, vivant à une époque de crise historique aigüe, il n’abandonne jamais l’objectif d’une société communiste et démocratique. Mais considère que, pour triompher, la révolution doit être repensée. Ainsi, il développe l’idée d’hégémonie, qui lui permet d’analyser le pouvoir dans sa complexité et d’appréhender la lutte des classes au-delà de sa dimension économique ; il redéfinit la société civile et l’État, désormais compris en un sens « intégral » qui combine la domination et le consentement ; il voit le parti révolutionnaire sous les traits d’un « Prince moderne » ; enfin, il s’attache à la dialectique entre « guerre de mouvement » et « guerre de position ».
Même s’il convient de les actualiser, les armes intellectuelles forgées par Gramsci n’ont rien perdu de leur tranchant : elles conservent la capacité d’éclairer et d’orienter les luttes des subalternes. Ce livre, introduction pédagogique et engagée, en fait éloquemment la démonstration.

Ludovic Halbert

Ludovic Halbert est chercheur au CNRS rattaché au laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés de l’Université Gustave Eiffel. Ses recherches portent sur les liens entre les mutations du capitalisme contemporain et la transformation des espaces. Il a publié de nombreux travaux sur l’articulation entre marchés financiers et urbanisation à travers le monde (Brésil, France, Inde, Italie, Mexique).

Antoine Guironnet

Antoine Guironnet est docteur en aménagement et urbanisme de l’Université Paris-Est, et chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po. Il mène des travaux sur la financiarisation du capitalisme urbain. Il a notamment participé à l’ouvrage Le Capital dans la cité (Amsterdam, 2020) et publié Au marché des métropoles (Les Étaques, 2022).

L’empire urbain de la finance

Quand les villes sont transformées en actifs financiers.

Ces dernières décennies, un bouleversement majeur s’est accompli à bas bruit : un nouvel avatar du capitalisme financiarisé est né, le secteur de la gestion d’actifs. Bureaux, centres commerciaux, résidences étudiantes et seniors, entrepôts logistiques… Une part croissante de ces lieux du quotidien se trouve désormais entre les mains de propriétaires méconnus qui voient dans l’immobilier un moyen de faire fructifier l’épargne provenant des marchés financiers du monde entier.
Ce livre, le premier en son genre, nous entraîne dans les coulisses de la gestion d’actifs immobiliers en France. Il montre comment fonds d’investissement et sociétés foncières cherchent à imposer leurs logiques et critères financiers à l’État, aux élus locaux, aux aménageurs et aux promoteurs immobiliers, et révèle comment ces mastodontes sont parvenus à édifier un véritable empire dans les métropoles. Surtout, il éclaire les effets de cette transformation : à mesure que les gérants d’actifs captent la rente foncière, ce sont les inégalités sociales et spatiales qui se creusent. Autant d’enseignements pour interroger la place de la finance dans le débat sur la transition écologique des villes.

Kévin Bideaux

Kévin Bideaux est artiste et chercheur en arts et en études de genre, membre du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS) et du Centre français de la couleur (CFC). Il a soutenu en 2021 sa thèse de doctorat La Vie en rose. Petite histoire d’une couleur aux prises avec le genre, récompensée par le Prix de thèse 2022 de l’Institut du genre.

Rose

« Le rose est une technologie du genre particulièrement redoutable. On ne se méfie pas (ou pas assez) de la couleur. »

Tout le monde le sait, « le rose, c’est pour les filles ». De fait, il rattache au féminin tout ce qu’il colore. Tour à tour marqueur de beauté ou de séduction, de douceur ou de naïveté, il contribue à une esthétisation du genre et à la perpétuation de stéréotypes : d’un côté, il rend le féminin superficiel, artificiel, donc paradoxalement invisible ; de l’autre, son association au masculin connote l’efféminement, voire l’homosexualité.
Rose interroge la place singulière que cette couleur occupe en Occident. De sa rivalité avec le rouge à son association à la fleur, en passant par le style rococo et le rendu des chairs dans la peinture ; des premiers colorants roses jusqu’à Barbie ; de l’opposition du bleu et du rose aux divers usages qu’en ont faits la mode, le cinéma, les dessins animés et les jeux vidéo ; de la construction de la préférence pour le rose au rôle qu’il joue dans le marketing, sans oublier la relation ambivalente que les mouvements féministes et LGBTQ entretiennent à son égard, Kévin Bideaux retrace, abondante iconographie à l’appui, la longue histoire sociale, artistique, politique et culturelle d’une couleur devenue une véritable technologie de genre.

La fabrique de la sono mondiale

Les logiques impériales structurent les transferts culturels : la circulation des musiques urbaines d’Afrique centrale en est l’illustration par excellence.

Au cours des années 1970, la rumba, le soukous et le makossa forment une « sono mondiale » dont la circulation entre les continents est lourde d’enjeux politiques. Dans un contexte postcolonial fortement marqué par la persistance d’un impérialisme culturel français, leur renommée dépasse les frontières de l’Afrique centrale pour s’exporter en Europe et en Amérique, grâce à la popularité d’artistes comme Manu Dibango.
Cet ouvrage raconte la singulière histoire de ces musiques urbaines. De l’effervescence culturelle post-Mai 68 à la diffusion du jazz afro-américain, en passant par la promotion intéressée par l’État français d’une world music francophone, Arielle Nganso met en lumière les facteurs qui ont concouru à leur large diffusion et les logiques impériales qui l’ont structurée. Elle souligne les grandes difficultés rencontrées par ces musiciens pour produire et diffuser leur art en France : se heurtant notamment à une conception exotisante de leur musique, ces derniers ont été contraints de la formater aux attentes des oreilles occidentales. Enfin, elle réinvestit la question de la restitution des œuvres d’art africaines, en y intégrant le champ musical.

Technocratisme

La technocratie joue un rôle déterminant en France : elle constitue le vivier de ses élites dirigeantes, tant économiques que politiques. Cet ouvrage propose une plongée dans ce monde fascinant, dont il retrace l’histoire et dénonce les dérives.

En France, les élites dirigeantes, tant économiques que politiques, sont pour l’essentiel issues d’une poignée de « grands corps » d’État : le corps des Mines, celui des Ponts et Chaussées, l’Inspection des finances, le Conseil d’État et la Cour des comptes. Pourtant, bien que la moitié des dirigeants du CAC 40 et trois présidents de la République sur quatre depuis trente ans soient issus de ces lieux de production par excellence de la technocratie française, ceux-ci demeurent largement méconnus du public.
Riche d’une connaissance de première main du système des grands corps et de ses dérives, Alexandre Moatti en propose dans cet ouvrage une critique engagée, à la fois historique et systémique. Il décrypte de manière minutieuse les logiques de carrière qui informent les trajectoires des membres de ces corps et leurs effets néfastes, tant sur l’élaboration des politiques publiques que sur le fonctionnement du secteur privé. Surtout, il montre que la montée en puissance des grands corps s’est accompagnée d’un effondrement de l’éthique de l’État, situation à l’origine non seulement d’une déperdition du lien social en France, mais d’un recul progressif de la démocratie.

La littérature embarquée

Qu’est-ce que la littérature à l’époque néolibérale ?

Les tentatives de politisation de la littérature se sont multipliées depuis le début du siècle, au point qu’il est presque impossible désormais de la déclarer inutile ou sans effets sur le monde social. Tantôt on la présente comme le terrain d’une exploration éthique, tantôt on vante sa capacité à éclairer des réalités cachées, tantôt on en fait une arme pour combattre le storytelling ambiant. En somme, la littérature est redevenue une affaire foncièrement politique. Mais qu’est-ce à dire ? Assiste-t-on au retour en force de l’engagement ou bien à l’essor d’un nouveau paradigme ?
Tel est le problème que propose de clarifier Justine Huppe dans cet essai incisif. À partir d’un large corpus d’œuvres françaises, elle dessine une tendance ou une condition nouvelle, celle de la littérature embarquée, qui, récusant toute position d’autorité et de surplomb, se conçoit comme un moyen d’intervenir sur le réel tout en s’inscrivant dans ce même réel. Cette littérature pense les contraintes économiques et sociales qui pèsent sur elle, explicite les rapports de force dans lesquels elle est enfoncée jusqu’au cou et, ainsi, redéfinit pour aujourd’hui les conditions d’un art politique.

Exploiter les vivants

Une synthèse originale qui replace les rapports de domination au cœur de l’écologie politique.

Selon une ritournelle de la politique contemporaine, « l’écologie commence à la maison » : nous serions, en tant qu’individus, les sujets de la transition environnementale. Les pauvres, rétifs au changement, sont traités en barbares à civiliser ou en climato-négationnistes à combattre. A contrario, les citadins éduqués, éclairés et capables de changer de vie, apparaissent comme les seuls agents de la nécessaire transformation des modes de vie et de production. Le scénario de la rupture populaire avec l’écologie et le récit d’une écologie réservée aux riches se renforcent mutuellement.
Pour sortir de ce cadre culpabilisant et stérile, Paul Guillibert traite du grand absent des pensées écologistes : le travail. Il affirme que, de la plantation coloniale au foyer familial, en passant par l’usine, l’écocide résulte de différentes formes d’exploitation du travail (salarié, servile, domestique). Exploitation des humains, certes, mais aussi mise au travail généralisée des vivants. Replacer la production capitaliste au cœur de la crise, c’est rendre possibles de nouvelles alliances entre travailleurs et écologistes, entre humains et autres qu’humains. Et une écologie vraiment émancipatrice.

Défaire le genre

« Dans la mesure où le désir est impliqué dans les normes sociales, il est lié à la question du pouvoir et à celle de savoir qui peut être reconnu comme humain. »

« Faire » son genre implique parfois de défaire les normes dominantes de l’existence sociale. La politique de la subversion qu’esquisse Judith Butler ouvre moins la perspective d’une abolition du genre que celle d’un monde dans lequel le genre serait « défait », dans lequel les normes du genre joueraient tout autrement.
Ce livre s’inscrit dans une démarche indissociablement théorique et pratique : il s’agit, en s’appuyant sur les théories féministe et queer, de faire la genèse de la production du genre et de travailler à défaire l’emprise des formes de normalisation qui rendent certaines vies invivables, ou difficilement vivables, en les excluant du domaine du possible et du pensable. Par cette critique des normes qui gouvernent le genre avec plus ou moins de succès, il s’agit de dégager les conditions de la perpétuation ou de la production de formes de vie plus vivables, plus désirables et moins soumises à la violence.
Judith Butler s’attache notamment à mettre en évidence les contradictions auxquelles sont confrontés ceux et celles qui s’efforcent de penser et transformer le genre. Sans prétendre toujours dépasser ces contradictions, elle suggère la possibilité de les traiter politiquement : « La critique des normes de genre doit se situer dans le contexte des vies telles qu’elles sont vécues et doit être guidée par la question de savoir ce qui permet de maximiser les chances d’une vie vivable et de minimiser la possibilité d’une vie insupportable ou même d’une mort sociale ou littérale. »

Carlo Bonomi

Carlo Bonomi est psychanalyste formateur et superviseur au sein de la Société italienne de psychanalyse Sándor-Ferenczi. Président de l’International Sándor Ferenczi Network (ISFN), il est corédacteur en chef de The Wise Baby/Il poppante saggio et membre du comité éditorial de l’International Forum of Psychoanalysis.